Entrée et musique nocturne

La nuit était tombait. Il pouvait enfin recommencer sa litanie nocturne. C'était tout ce qui lui restait et qu'il pouvait faire. Se rapprochant de l'entrée, le musicien s'assit face au lac sombre où la lune jetait ses reflets argentés et commença à jouer. Des mélodies oubliées dans une langue qui l'était tout autant s'élevèrent dans les airs, se déposant douloureusement sur les alentours du Domaine. Jamais il n'épuisait le répertoire déchirant et noir qu'il s'était confectionné, en chantant ou inventant de nouvelles chaque nouveau soir. C'était son seul moyen, avec les larmes, d'exprimer son désespoir. Et il en avait énormément. Tête contre la paroi rocheuse, les yeux perdus dans les profondeurs aquatiques, l'Homme-Phoenix était décidé à chanter toute la nuit, comme toutes les nuit depuis plus de deux siècles, son esprit se perdant dans des souvenirs heureux dont lui seul avait connaissance. Comme chaque soir, à l'exception de ceux où il pleurait sur la roche, il perdait le fil de la réalité pour se retrouver dans celle qui l'avait abandonné depuis si longtemps sans explications à ses yeux. Il ne savait pourquoi cette disparition et c'était sans doute ce qui faisait le plus mal. Il ne voulait plus d'autrefois, quand il chantait pour tous, plus du jour de disparition, mais il ne voulait non plus de présent, seul et dans l'isolation qu'il s'était choisie. Qu'était-elle devenue? Se souvenait-elle? La vie ne devait l'avoir désertée non plus. Elle n'en avait pas le droit!...

Irysëis se rapprochait, dans le noir le plus complet, de la source de la musique déchirante, évitant de se blesser aux choses invisibles qui s'étaient posées, çà et là, au fil du temps. La voix se rapprochant ne lui disait rien. Agrippant la paroi rocheuse, l'Ondine se mit à escalader en silence, jusqu'à atteindre les environs de l'entrée d'une grotte. Toujours aussi silencieuse, elle s'approcha, tout en restant à une certaine distance, et s'accroupit. Elle prit une discrète inspiration pour résister aux lamentations déchirantes et chuchota.

"Bonsoir, désolée de vous déranger ainsi, mais je vous ai entendu... Vous êtes la seule personne que j'ai pu entendre, qui chante de telles mélodies, oubliées par la plupart depuis bien longtemps!"

La visiteuse se mordit les lèvres devant sa curiosité impolie qu'elle n'avait pu contrôler. Mais l'on ne pouvait retourner en arrière. Irysëis s'adossa à la paroi, tournant le dos au mystérieux chanteur. Sa voix encore toute enrouée par son séjour aquatique prolongé, la rendant méconnaissable pour la très grande majorité d'éventuelles connaissances de jadis.

"Le temps m'a fait faux-bon pendant une longue période et certaines de vos mélodies m'ont titillé les oreilles, ma rappelant des brides de mon vieux passé, celui qui m'est déjà revenu du moins..."

La belle eut un frisson, non de froid, mais un peu comme l'impression de reconnaissance étrange qu'elle avait eut plus tôt. Cette fois encore, elle ne trouva d'explications et se tut.

La chanson venait de s'achever et Lómelindi allait en commencer une autre, inlassablement, quand quelqu'un vint le déranger, la première fois depuis bien longtemps. Cela l'irrita un peu, mais, élevé comme il l'avait été, resta courtois bien qu'un peu froid et brusque, et résista à l'envie de congédier immédiatement l'inconnue. La femme l'interrogea sur ses chansons.

"Je chante depuis bien longtemps et je n'oublie jamais les chansons que j'entends ne serait-ce qu'une seule fois! Je dois être plus âgé que la plupart prétendant connaître les chants passés..."

La jeune femme à la voix enrouée se mit alors à parler de sa vie. Allons donc, aucun intérêt?! Eressëa avait vraiment envie de s'énerver là, maintenant, tout de suite, et de renvoya cette étrangère de là où elle venait et ce, immédiatement. La phrase qu'elle chuchota attira quand même son oreille. Oublier le passé, dans le fond cette visiteuse avait de la chance.

"Ne vous plaignez pas! Oubliez votre passé? Je donnerais cher pour que cela m'arrive, bien des choses auraient été évitées à mon contentement."

La demoiselle frissonna et le chanteur lui tandis une cape dans le noir.

"Tenez! Vous en avez plus besoin que moi! Elle ne me sert pas le moins du monde."

Sur ce, le silence tomba à nouveau sur les deux interlocuteurs.

Irysëis ne comprenait pas. Elle se perdait allègrement dans des méandres de spéculations stériles concernant les apparentes réflexions du musicien. Tout cela était difficile à suivre. L'Ondine eut un peu de mal à émerger quand l'inconnu, quelque peu irritable, lui proposa une cape.
"Je n'ai pas froid je vous jure!"
Un grognement rauque et sourd de l'homme fit comprendre qu'il ne la croyait guère. Il insista et la Gardienne prit donc la cape tendue. Le tissu fut alors posé sur les épaules d'Irysëis par ses mains pâles. Elle ne comprenait guère le mystérieux chanteur qu'elle ne pouvait voir, recouverts qu'ils étaient de voiles nocturnes. Le comportement de ce musicien taciturne l'intriguait. Comment pouvait-on vouloir tout oublier et aller jusqu'à envier une personne souffrant d'amnésie? La gardienne d'Illuween n'aurait su répondre à sa question muette. Tout cela la dépassait. Malgré la situation de la scène, la douleur et la mauvaise humeur palpables de son interlocuteur, le silence pesant et tendu entre eux deux, Irysëis se sentait étrangement bien. Comme si on lui avait enlevé un poids et qu'elle se trouvait à présent plus légère. Quelque chose dans l'atmosphère lui était agréable, apaisant. Cela faisait un mystère de plus dans sa tête. Pourtant, la Gardienne décida de partir, l'irritation de l'inconnu commençant à se faire sentir. Quand elle voulut lui rendre sa cape, il lui dit de la garder. Elle s'en alla donc en gardant l'étoffe. Le chanteur nocturne recommença ses litanies quand elle se fut éloignée.

Irysëis se souvenait à présent de tout. Et surtout, de lui. Où se trouvait-il à présent et que devenait-il? Tant de questions tourbillonnaient et s'entrechoquaient dans l'esprit de l'Ondine. À nouveau, le bien-être de son amour, à l'instar de celui des habitants d'Illuween, était ce qui importait le plus à la Gardienne. Ses doigts effleurant machinalement l'étoffe composant la cape que le chanteur nocturne lui avait confié, la belle eut une révélation. Elle savait où demeurait son amant et comment le retrouver! L'astre d'argent était déjà haut dans la voûte céleste quand Irysëis se décida. Passant la cape sur ses épaules pâles, la Sentinelle s'éloigna de l'onde pour les grottes du Domaines. Des notes s'élevèrent au loin dans les hauteurs et le coeur d'Irys' se mit à battre la chamade. La roche fut aisément gravie et l'Ondine rejoignit rapidement le chanteur solitaire. Quelle serait sa réaction? La reconnaîtrait-il? Contrairement à leur dernière rencontre, la belle se souvenait et sa voix avait à nouveau retrouvé son timbre, sa douceur et toutes ses subtilités.
"Bonsoir. Je suis venue vous ramener cela."
Malgré la clarté de la lune, la Gardienne ne pouvait se rapprocher d'avantage pour se faire reconnaître. La musique cessa alors. Visiblement, le musicien ne s'attendait pas à recevoir une nouvelle fois de la visite.

Je vous avais dit de la garder! Maintenant, si vous permettez…

Les paroles avaient été prononcées d'un ton bourru et irrité. Irysëis en eut le souffle coupé. L'Ondine hésita un instant avant de répondre à l'homme.

"Très bien. Mais que t'est-il arrivé Aeldane?"

La dernière phrase se fit murmure... Sur ce, la belle redescendit prestement, une larme tiède roulant sur sa joue et se rendit vers les arbres. Là, devant la cime la plus en vue depuis la grotte, la femme accrocha le vêtement et ajouta, non pas pour s'en séparer, son aigue-marine qu'elle portait autour du coup, dans le but que le rayon lunaire qui s'y reflèterait attirerait l'attention de son amant. Après cela, elle se dirigea tristement vers le lac, ses mouvements ponctués de quelques clapotements de la part de l'onde.

Trop peu de temps s'était écoulé depuis la dernière que l'on était venu "l'importuner". Il s'agissait de la même étrange visiteuse que naguère. Eressëa avait besoin d'être seul après l'assaut vertigineux de ses souvenirs et cette entrevue était loin d'être à son goût en cette soirée. Le musicien fut donc plus dur que lors de leur précédente entrevue. Pourtant, étrangement et sans explication aucune, la voix de l'inconnue qu'il ne pouvait apercevoir sous l'épais voile nocturne évoquait quelque chose au fond de lui. L'Homme-Phoenix la congédia pourtant assez rudement avant de recommencer à jouer ses douloureuses mélodies. La femme s'en alla après avoir murmuré quelque chose. L'homme manqua de l'entendre. La visiteuse était déjà loin quand le musicien comprit la signification des paroles et reconnut son nom, imprononcé depuis si longtemps. Aeldane... Personne ne l'appelait plus ainsi et encore moins se souvenait de ce prénom. Lui-même faillit ne pas le reconnaître. Le regard sombre du chanteur fut attiré par un éclat brillant de mille feux sous l'astre argenté. Après plus ample contemplation, le reflet paraissait légèrement bleuté. Comment se pouvait-il être possible? Il devait en être sûr! Se levant alors d'un bond, Aeldane se précipité vers les cimes. Là, par-dessus sa cape usée, pendait une aigue-marine nouée à un lacet de cuir. Il ne pouvait appartenir qu'à une seule personne! Il Lui avait offert jadis!

Prenant délicatement le bijou entre ses doigts, l'homme courut jusqu'au bord du lac. Des cercles concentriques et des bulles d'air étaient encore visibles. Il ne pouvait voir personne, mais cependant, il savait. Son coeur se comprima et sembla sur le point de lâcher. De nouvelles larmes coulèrent sur le visage du musicien. Mais, contrairement à celles qu'il avait versé durant tout ce temps, celles-ci étaient brûlantes, d'espoir et d'un soupçon de joie qu'il aurait voulu s'interdire, de peur de souffrir encore...